Pêcher n’est pas pécher...
~Nouvelle ~
Par un bel après-midi de dimanche, tout illuminé de soleil et de ciel bleu, un curé de campagne, connu de ses paroissiens pour sa jovialité, ayant catéchisé, évangélisé et confessé toute la semaine, puis prêché le matin même, décida de s’octroyer un moment bien à lui en allant à la pêche, pensant que le Bon Dieu, dans sa grande mansuétude, n’y verrait rien à redire, car pêcher n’est point pécher.
Avant de partir, il se mit en devoir de réunir ce dont il avait besoin. Il vérifia d’abord sa canne à pêche et prévit un panier métallique pour y déposer le poisson. Il décrocha d’un porte-manteau une musette de grosse toile grège dans laquelle il mit une ligne de rechange et quelques hameçons bien pointus. Puis il ajouta des madeleines préparées la veille par sa gouvernante – et qu’il savait délicieuses ! – ainsi que des pommes et poires de son verger, salivant déjà à l’idée de la collation qu’il prendrait au bord de l’eau, car le bon père était un fieffé gourmand.
Il se rendit ensuite au cellier pour quérir un flacon de liqueur de pêche que Monsieur le Maire, qui cultivait ses propres pêchers et avait le privilège de bouilleur de cru (1), lui avait donné quelques jours plus tôt, car bien que l’édile fût un tantinet anticlérical, les deux hommes s’efforçaient d’entretenir des relations cordiales.
Revenant à la cuisine avec la fiole en main, le regard attiré par la couleur légèrement dorée du breuvage, le prêtre se dit qu’il n’y avait certainement rien de peccamineux à en goûter un peu avant de se mettre en route.
Il prit donc un verre dans le buffet et se servit une généreuse rasade du nectar fruité. Il huma d’abord le liquide qui développait des senteurs prometteuses, puis le dégusta à petites gorgées en savourant les arômes suaves qui se répandaient dans sa bouche.
Dieu ! Que cette liqueur était gouleyante à souhait !
Un délicieux parfum de pêche sur la langue, le clerc allait déposer son gobelet sur la pierre d’évier quand il pensa qu’il y avait une petite trotte d’ici à la rivière. Se ravisant donc, il se resservit une bonne dose de liqueur et se la jeta tout de go dans le gosier, derrière le rabat de la soutane (2). Après tout, ce n’était pas une faute morale que de se donner un peu de courage !
Ragaillardi par ce petit coup de pouce, le curé reboucha le flacon et le rangea dans sa musette. Mais songeant tout soudain à la côte de la digue qui grimpait dru, il ressentit le besoin impérieux d’un encouragement supplémentaire. Il ressortit donc la bouteille, fit sauter le bouchon d’une pichenette, se versa une nouvelle lampée et se l’envoya cul sec, direct au fond de la gorge.
Les sens émoustillés par l’alcool commençant à se mêler à son sang, le bon père, déjà addict à ce délicieux breuvage, se rendit-il seulement compte qu’avant de remettre le flacon dans son sac, il s’en enfilait une autre goulée à même le goulot ?
Toujours est-il que c’est l’air complètement hilare et sur les chaussures à bascule (3) qu’il sortit du presbytère. Et, n’ayant forcément guère le pied sûr, manqua la première marche du perron, se cassa la figure tête en avant et alla donner violemment du front sur le pavé de la rue...
... S’éveillant difficilement un peu plus tard, avec un goût âcre curieusement mêlé de fruit dans la bouche, le curé se demanda ce qu’il pouvait bien faire dans cet univers azuré et ouaté qu’il ne connaissait absolument pas.
C’est alors qu’il vit un visage apparaître au-dessus de lui, celui d’un noble vieillard arborant chevelure et barbe d’un blanc immaculé, et portant à la ceinture une énorme clé d’or.
Reconnaissant immédiatement ce bon Saint Pierre, le clerc eut un sursaut qui acheva de lui rendre sa conscience, étouffa un épouvantable blasphème sous le coup de l’étonnement, et s’enquit du pourquoi du comment de sa présence au royaume d’éternité alors que – il se souvenait clairement, maintenant ! – il venait de partir pour la rivière... Pêcher n’était quand-même pas pécher, que diable !!!
Le Gardien du Paradis abonda en son sens sur ce point, mais ajouta aussitôt, d’un ton de reproche, que se pochtronner à la liqueur de pêche était grave pour un prêcheur. Et, devant l’air incrédule de l’homme d’église qui semblait avoir tout oublié de sa dérive momentanée, lui rappela très exactement les faits.
Le jovial abbé rougit de honte jusqu’au cramoisi d’avoir aussi facilement cédé à la tentation et, la mine contrite, se mit à genoux, les mains jointes, pour battre sa coulpe, implorant avec des sanglots dans la voix Dieu Tout-Puissant et Miséricordieux de lui pardonner cette faute, promettant s’il le fallait des siècles de pénitence et de mortification en Purgatoire pour se racheter de ce péché indigne.
Ce faisant, il pensait à ses ouailles qu’il aimait tant et que sa vile gourmandise venait de priver brusquement de pasteur, ce qui eut pour effet immédiat de lui faire verser des torrents de pleurs. Qu’allaient donc devenir les villageois, sans lui ?
Le voyant dans une telle peine, et aussi sincère dans son regret, Saint Pierre passa un bras fraternel et réconfortant autour des épaules du curé profondément affligé et le consola en lui assurant qu’il n’était nullement question de le garder ici, car il lui fallait retourner sur terre auprès de ses paroissiens qui avaient encore grand besoin de lui.
Ce bref passage en ces contrées célestes était seulement destiné à lui rappeler ce qu’il peut en coûter de ne pas savoir se modérer, surtout quand on se doit d’être un exemple de bonne conduite pour le peuple chrétien.
Explication que le Premier Apôtre ponctua sentencieusement d’un « Va ! Et ne pêche plus ! » que, soit dit en passant, il avait piqué à Celui (4) qui l’avait conduit au poste glorieux, unique et éternel, de Tourier (5) du Paradis.
La leçon dut porter ses fruits car, à en croire les fidèles, le bon père avait bien changé depuis sa mauvaise chute. A leur grand soulagement, et alors qu’ils avaient eu si peur pour lui, le clerc, une fois guéri de sa vilaine blessure à la tête, avait pu reprendre sa fonction pastorale. Mais, s’il restait toujours souriant et affable tout en exerçant consciencieusement son ministère, il était devenu un modèle d’ascétisme, ne buvant plus aucune goutte d’alcool, sauf à tremper l’extrême bout des lèvres dans le vin de messe par pure obligation (6).
Il avait également cessé d’aller taquiner le goujon et ne mangeait plus de viande ni de pâtisseries, se nourrissant désormais exclusivement de pain, des légumes et fruits de son jardin, préparés très sobrement par sa gouvernante, auxquels il ajoutait de temps en temps un œuf d’une de ses poules (et quand les dites gallinacés n’étaient plus bonnes à pondre, il les offrait aux familles les plus pauvres du pays afin qu’elles puissent s’en faire un festin), ainsi qu’en quantité parcimonieuse du lait et du fromage que de bonnes âmes de la paroisse lui donnaient, afin qu’il garde suffisamment de forces.
Quant à Monsieur le Maire, il n’en menait pas large depuis la cuite du prêtre et de la pirouette qui avait bien failli coûter la vie à celui-ci ! Car l’édile se sentait un brin responsable de toute cette histoire, arrivée à cause d’une liqueur de pêche trop gouleyante sortie tout droit de son alambic.
D’ailleurs, les villageois lui en tinrent rigueur, et la sanction tomba, impitoyable, dans les urnes lors des élections municipales qui eurent lieu quelques mois plus tard : le premier magistrat de la commune fut battu à plate couture, proprement évincé au profit de son rival de toujours, le notaire, conservateur et catholique zélé.
Octobre / Novembre / Décembre 2021
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Notes
(1) En France, toute personne propriétaire d’une parcelle enregistrée comme verger ou vigne au cadastre a le droit de distiller les fruits issus de cette parcelle pour les transformer en alcool, à condition de payer des taxes. Toutefois, le privilège de bouilleur de cru permet à la personne qui en est titulaire d’être exonérée de ces taxes dans la limite de l’équivalent de 10 litres d’alcool pur. Cette exonération, instituée par Napoléon, était transmissible par héritage jusqu’en 1959. Puis, afin de lutter contre l’alcoolisme dans les campagnes et sous la pression montante des lobbies de grands producteurs et importateurs d’alcools forts, ce privilège fut restreint par le législateur à la seule transmission au conjoint survivant au décès du titulaire. Et si en 2002 la loi de finance indique que le privilège est supprimé, les droits de bouilleurs de cru sont régulièrement prorogés par amendement, leur accordant 50% de réduction sur les taxes pour l’équivalent de 10 litres d’alcool pur. En 2021, on estime le nombre de personnes titulaires de ce privilège entre 600 et 700.
(2) La soutane est un vêtement long descendant jusqu’aux pieds porté par les ecclésiastiques, les prêtres notamment. De couleur noire, elle est fermée sur le devant par 33 boutons, ce nombre correspondant à l’âge du Christ lorsqu’il fut crucifié puis ressuscité. Jusqu’au début du 20ème siècle, il était d’usage que la soutane comprenne un rabat de tissu noir bordé de blanc au niveau du col, descendant sur la poitrine. Puis le col romain (ou clergyman), bandeau de couleur blanche se plaçant dans le col de la soutane, a progressivement remplacé le rabat.
Généralisé dans l’ancien temps, le port quotidien de la soutane a été rendu facultatif par le Concile Vatican II. Aujourd’hui, la plupart des prêtres de paroisse porte des vêtements de coupe et de couleur sobre (pantalon, chemise, pull, veste), et ne revêt des habits liturgiques (tels qu’aube, chasuble, étole) que lors des messes et célébrations. Cependant, dans les églises catholiques traditionnalistes, ainsi qu’orientales, et dans la chrétienté orthodoxe, le port de la soutane est encore assez fréquent, même s’il n’est pas permanent ni obligatoire pour les prêtres.
(3) « Sur les chaussures à bascule » est une expression populaire pour désigner une personne qui a trop bu et qui a donc du mal à tenir l’équilibre.
(4) Le Christ, bien-sûr ! L’Evangile de Jean (chapitre 8) rapporte que c’est Jésus qui prononça ces paroles à la femme adultère que les pharisiens lui avaient amenée afin de lui demander si elle devait être lapidée, comme le prescrivait la loi de Dieu transmise à Moïse. Ce à quoi Jésus répondit que celui qui n’avait jamais péché jette à cette femme la première pierre. Du coup, les pharisiens partirent sans lapider la femme, à qui Jésus dit qu’il ne la condamnait pas, lui demandant simplement de ne plus pécher.
(5) Dans les institutions religieuses, le frère tourier ou la sœur tourière est la personne préposée à l’ouverture de l’entrée du monastère ou du couvent et à l’accueil des visiteurs extérieurs.
(6) Dans l’Eucharistie célébrée au cours de l’office religieux, le vin représente le sang du Christ et le pain son corps. Lors de la Cène, dernier repas que le Christ prit avec ses disciples avant d’être arrêté et crucifié (que l’on célèbre le Jeudi Saint, dernier jeudi avant la fête de Pâques), le Christ prend du pain, le rompt en morceaux et le distribue à ses disciples en disant « Prenez, et mangez-en tous, ceci est mon Corps ». Puis il prend une coupe de vin et enjoint ses disciples d’en boire chacun une gorgée en disant « Prenez, et buvez-en tous, ceci est mon Sang ». Paroles qu’il conclut en ajoutant « Vous ferez cela en mémoire de Moi ». Dans le déroulement d’un office religieux chrétien, dans les églises catholique et orthodoxe, ces gestes et ces paroles sont reproduits par le prêtre lors d’un moment que l’on appelle la consécration. Il bénit le pain et le vin, qui deviennent Corps et Sang du Christ par transsubstantiation, avant de les distribuer aux fidèles, ce qu’on appelle la Sainte Communion.
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